mardi, novembre 28, 2006

< manifestation >

Dans une manifestation, des gens se sont déguisés, sous couvert d’aucune identité, et donc d’aucune revendication propre, venant après les manifestations habituelles et la gay pride ou autres carnavals.
Ils avaient revêtu un tutu sous lequel ne se cachait pas un string tout aussi rose. Ils s’étaient rasé tout le corps pour l’occasion, et portaient sur la tête un bonnet rose comme ceux que l’on porte à la piscine. Un long polochon blanc ligoté leur descendait du bas du dos, rappelant la chenille, et des antennes fixées sur le bonnet et de grandes ailes dans le dos, délicates, presque transparentes et roses, singeaient le papillon.
Ils dansaient comme des grillons frétillent le bas ventre en se frottant contre sol. C’est en tous cas comme cela que j’imagine les grillons faire leur danse d’amour. Tous en ligne ainsi se frétillant, avec les jeux de crécelle placés astucieusement dans les polochons, c’était impressionnant pour qui se tenait à côté.
Tout le long de leur danse, ils disaient, très fort, espacé d’un léger temps : « Action ! — Réaction ! », comme dans le film rétrograde d’un acteur populaire français.
Tout le monde était persuadé de bien comprendre de quoi il s’agissait, de bien les comprendre, de savoir ce dont il était question. Mais il n’en était rien.
Pas de revendication, aucune identité commune ne les regroupant, rien dans l’actualité ne pouvant expliquer cela, les plus perplexes voyaient là un simple caprice, un quelconque spectacle artistique. Il n’en était rien non plus. Il ne s’agissait pas, ainsi, d’un délire, bien que l’on puisse cerner à peu près le propos de fond de ces gens en interrogeant les éléments mis en scène, comme des symboles signifiants.
L’insecte évoquait l’inceste, la chenille et le papillon évoquaient la métamorphose, la danse d’amour étaient assez explicite, les paroles étaient à l’adresse des forces de l’ordre, réappropriation de ce qu’ils croyaient être le discours en action de celles-ci. Le discours peut ainsi être compris comme une tentative de drague des forces de sécurité, dans un désir de réconciliation sociale des manifestants et de ces forces, de la même manière que l’on raconte qu’au sein d’une même famille, des frères appartenaient à la collaboration, et d’autres à la résistance, pendant la seconde guerre mondiale. Si tout le monde laisse tomber les armes, nous pouvons vivre ensemble sans trop de problèmes, le pouvoir qui nous divise ne règne pas dans nos rues, mais se tient loin, et ici se tient dans nos têtes seulement, et dans nos habitudes bébêtes de manifester, de revendiquer, de réprimer. Dépassons les identités et les rôles, arrêtons cette mascarade.
Mais les forces de l’ordre n’ont pas du être particulièrement sensibles à ces beautés diaphanes au polochon arrière, puisque la répression s’est montrée plus violente encore qu’à l’accoutumée. Sans doute auraient-ils mieux fait de se déguiser en bleu police plutôt qu’en rose, et d’arborer une bien grosse moustache. Comment les forces de l’ordre, policiers, gendarmes et CRS, auraient-ils pu tomber sous le charme, harnachées comme elles étaient dans leur uniforme stigmatisant ?
Néanmoins, l’appel était lancé. Chaque membre des forces de l’ordre avait compris, plus ou moins, qu’il ne s’agissait plus de réprimer simplement, de remettre en ordre. C’était bien parce qu’ils n’avaient rien, plus rien à dire, qu’ils avaient attaqué. Enervés parce qu’interpellés, leur manque d’imagination, mais surtout leur carcan uniforme, leur carcan discipline et leur évident manque d’accessoires, ne leur permettaient pas de se permettre de répondre. Ils ont commencé à comprendre, à sentir au fond d’eux-mêmes, que c’étaient bien leur frère, leur sœur, qu’ils venaient de frapper. Et même plus encore. Ils étaient mis en face d’eux-mêmes, en face de leur désir, que les gens de leur bord traditionnellement trahissent, piétinent, pervertissent ou refoulent. Ils avaient à choisir, et ce choix qui les ferait appartenir à leur société ou à leur corps de métier seul n’était pas évident.
On peut parier que par mimétisme, par peur du regard du voisin, dans cette ambiance de confraternité virile, sous l’uniforme, les ordres, la discipline et la hiérarchie, leur faux choix aurait été vite fait. Mais c’était sans compter sur un petit malin, qui organisa rapidement des réunions d’abord informelles, puis officielles, acceptée même par l’organisation de l’ordre, qui par des propos badins, des rencontres sympathiques dans une ambiance où le désir était un peu libéré, révolutionna les mœurs et les représentations des membres de la police, des CRS et des gendarmes. Ils devinrent, leurs adversaires ne comprirent pas par quel tour de magie, affables et sexy, joyeux et sympathiques, pleins d’une joie de vivre au point qu’ils finirent par désirer, et même désirer connaître, rencontrer, tous ceux qu’ils avaient en face d’eux.
Ce qui mit le gouvernement dans le plus grand embarras, face à la réelle criminalité. Ils durent former des troupes d’élite, aux membres les plus vils et les plus sanguinaires les uns que les autres, pour s’occuper de cela. Il n’en reste pas moins que le problème des mouvements sociaux fut ainsi réglé, qu’il n’y eu plus de problème.
Les contestataires, fondamentalement contestataires, par contre, furent rejetés dans le bain de la grande criminalité, et leur sort fut plus dur que jamais. Dans les sous-sols des commissariats d’une société parfaitement sécurisée, le nombre des tortures augmenta rapidement, et leurs souffrances aussi. Un mouvement clandestin, dont les membres se faisaient de jour en jour plus nombreux, et qui maîtrisait les techniques les plus élaborées, mena une révolte souterraine, dont les attentats dont on entendit parler à la télévision et qui choquèrent tant de papillons roses ne sont que la partie émergée d’un immense iceberg. Tout l’édifice civilisationnel s’effritait, même les réacteurs des centrales nucléaires, principal motif de perpétuation de l’ordre établi depuis trente ans, commençaient à se fendiller. Tous ceux qui moutons se serraient l’un contre l’autre dans cette bulle protectrice commençaient à prendre peur, l’extériorité leur paraissant si proche et si inhospitalière.
Les forces de l’ordre qui jusque-là s’étaient caché à l’abri des regards humanistes sortaient de l’ombre, il n’y avait plus qu’elles. La peur et la désolation étendaient leur empire, la guerre civile commençait.